Léon Tolstoï

Tolstoï: Qu’est-ce que l’art?

Traducteur: Teodor De Wyzewa
e-artnow, 2019
Contact: info@e-artnow.org
ISBN  978-80-268-9983-9

Table des matières


AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
INTRODUCTION
CHAPITRE I. LE PROBLÈME DE L’ART
CHAPITRE II. LA BEAUTÉ
CHAPITRE III. DISTINCTION DE L’ART ET DE LA BEAUTÉ
CHAPITRE IV. LE RÔLE PROPRE DE L’ART
CHAPITRE V. L’ART VÉRITABLE
CHAPITRE VI. LE FAUX ART
CHAPITRE VII. L’ART DE L’ÉLITE
CHAPITRE VIII. LES CONSÉQUENCES DE LA PERVERSION DE L’ART: L’APPAUVRISSEMENT DE LA MATIÈRE ARTISTIQUE
CHAPITRE IX. LES CONSÉQUENCES DE LA PERVERSION DE L’ART: LA RECHERCHE DE L’OBSCURITÉ
CHAPITRE X. LES CONSÉQUENCES DE LA PERVERSION DE l’ART: LA CONTREFAÇON DE L’ART
CHAPITRE XI. L’ART PROFESSIONNEL, LA CRITIQUE, L’ENSEIGNEMENT ARTISTIQUE: LEUR INFLUENCE SUR LA CONTREFAÇON DE L’ART
CHAPITRE XII. L’ŒUVRE DE WAGNER, MODÈLE PARFAIT DE LA CONTREFAÇON DE L’ART
CHAPITRE XIII. DIFFICULTÉ DE DISTINGUER L’ART VÉRITABLE DE SA CONTREFAÇON
CHAPITRE XIV. LA CONTAGION ARTISTIQUE, CRITÉRIUM DE l’aRT VÉRITABLE
CHAPITRE XV. LE BON ET LE MAUVAIS ART
CHAPITRE XVI. LES SUITES DU MAUVAIS FONCTIONNEMENT DE L’ART
CHAPITRE XVII. POSSIBILITÉ D’UNE RÉNOVATION ARTISTIQUE
CHAPITRE XVIII. CE QUE DEVRA ÊTRE L’ART DE l’AVENIR
CONCLUSION

AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR

Table des matières

L’étude qu’on va lire a été publiée, en russe, dans les deux dernières livraisons d’une revue de Moscou, les Questions de Philosophie et de Psychologie. C’est pour l’écrire que, nous dit-on, le comte Tolstoï a interrompu un roman qu’il avait commencé, et dont sans doute il avait rêvé de faire un modèle de «l’art chrétien», tel que, suivant lui, il doit être désormais. Aura-t-il jugé que, pour nous donner le goût de cet art, une définition théorique valait mieux que tous les modèles? Ou bien un art aussi nouveau, aussi différent de nos «contrefaçons» d’à présent, lui aura-t-il paru plus facile à définir qu’à produire? Il se trompe en tout cas s’il croit, comme on nous l’a dit encore, que sa peine à finir le roman ébauché provient surtout de son grand âge, et de l’affaiblissement de ses facultés créatrices; car son étude sur l’art nous prouve assez que jamais sa pensée n’a été plus lucide, son imagination plus fraîche, son éloquence à la fois plus hardie et plus vive. De tous les livres qu’il a écrits depuis dix ans, celui-ci est certainement le plus artistique. Une même idée s’y poursuit du début à la fin, avec un ordre, une rigueur, une précision admirables; et ce sont, à tous les chapitres, des développements imprévus, des comparaisons, des exemples, des souvenirs et des anecdotes, tout un appareil d’artifices ingénieusement combinés pour saisir et pour retenir la curiosité du lecteur. À soixante-dix ans, pour ses débuts dans le genre de la philosophie de l’art, le comte Tolstoï nous offre le meilleur livre que nous ayons dans ce genre; et, en vérité, ce n’est pas beaucoup dire; mais tout le monde assurément s’accordera à le dire.

Tout au plus pourra-t-on s’étonner que, après avoir si clairement démontré l’absurdité des innombrables tentatives faites, jusqu’ici, pour analyser l’art et la beauté, il ait eu le courage de refaire, lui-même, une tentative pareille, et de vouloir expliquer, une fois de plus, des choses qui avaient tant de chances d’être inexplicables. Strictement déduite de sa définition de l’art, la doctrine qu’il nous expose est un monument de construction logique: à cela près qu’elle est simple, variée, vivante, et agréable à lire, je ne vois aucune raison pour ne pas l’admirer à l’égal de l’immortel jeu de patience métaphysique de Baruch Spinoza. Mais la définition d’où elle découle, cette conception de l’art comme «le moyen de transmission des sentiments parmi les hommes», n’a-t-il pas craint qu’à son tour elle ne parût ou incomplète, ou excessive, ou trop matérielle, ou trop «mystique», de même que ces définitions antérieures dont personne mieux que lui ne nous a montré le néant? Le spectacle de l’immense champ de ruines qu’est l’esthétique, passée et présente, ne lui a-t-il pas inspiré un doute touchant la possibilité de rien bâtir de solide sur un terrain aussi mouvant, aussi réfractaire aux efforts de notre logique? Ne s’est-il pas dit que puisque Baumgarten, Kant, Fichte, Hegel, Schopenhauer, et Schiller, et Gœthe, et Darwin, et Renan, et Wagner avaient échoué à découvrir même l’ombre d’une définition raisonnable de l’art, leur échec provenait peut-être, non de leur inintelligence, mais, au contraire, de ce que l’art et la beauté sont choses où l’intelligence ne peut rien faire que déraisonner? Ne s’est-il pas dit que l’art, ayant pour seul objet de transmettre des sentiments, pouvait n’être accessible qu’aux seuls sentiments? Et qu’à vouloir discuter les rapports de l’art avec la beauté on risquait d’entrechoquer dans les nuages deux formules vaines, tandis qu’il y avait sur la terre tant d’œuvres d’art, bonnes et belles, qui ne demandaient qu’à être goûtées en silence? Non, évidemment, il ne s’est rien dit de tout cela, puisque le voici qui nous apporte un nouveau système d’esthétique: mais comment ne pas s’étonner de son courage? Et comment ne pas trembler pour l’avenir de son système?

Dieu me garde, après cela, de paraître vouloir faire un reproche au comte Tolstoï! C’est dans l’intérêt même de sa thèse que je regrette qu’il l’ait présentée sous cette forme systématique, dans l’intérêt de tant de réflexions ingénieuses et profondes qui remplissent son livre, et qui peut-être auraient eu plus d’effet s’il ne les avait réduites à être les corollaires d’une définition émise a priori. Jamais plus haute voix n’a protesté avec plus de force contre le honteux abaissement de l’art contemporain. La perte définitive de tout idéal, l’appauvrissement de la matière artistique, la recherche de l’obscurité et de la bizarrerie, l’alliance, tous les jours plus étroite, du mauvais goût et de l’immoralité, et la substitution croissante, à l’art sincère et touchant, de mille contrefaçons, hélas! Pas même habiles: tout cela n’est pas affaire de raisonnement logique, mais d’observation immédiate et constante; et jamais tout cela n’a été observé avec plus de justesse, ni étalé à nos yeux d’une touche plus ferme, que dans ce livre où l’auteur de La Guerre et la Paix et de la Mort d’Ivan Iliitch a résumé l’expérience, non seulement, comme il le dit, des quinze dernières années, mais d’une longue vie toute employée au service de l’art. Pourquoi donc faut-il que, pour nous entendre avec lui sur tout cela, nous soyons forcés d’admettre, du même coup, que l’art consiste «à faire passer les conceptions religieuses du domaine de la raison dans celui du sentiment», qu’il est essentiellement distinct de la beauté, et que toute œuvre d’art doit émouvoir tous les hommes de la même façon?

Et, à ce propos, il y a encore une objection que je ne puis m’empêcher de soumettre, bien respectueusement, au comte Tolstoï, comme aussi aux lecteurs français de son livre. Il nous dit-lui même que, pour universel que doive être l’art véritable, «le meilleur discours, prononcé en chinois, restera incompréhensible à qui ne sait pas le chinois». Et il reconnaît ailleurs que la valeur artistique d’une œuvre d’art ne consiste ni dans son fond, ni dans sa forme, mais dans une harmonie parfaite de la forme et du fond. Or, cela étant, j’ai la conviction que, si même je savais le chinois, la véritable valeur artistique d’un discours chinois me resterait incompréhensible. J’en comprendrais le fond, ou plutôt je croirais le comprendre; mais ce fond ne pourrait être vraiment compris que dans son harmonie avec sa forme; et cette harmonie m’échapperait toujours, parce que, n’étant pas chinois, ne sachant penser et sentir qu’en français, je serais hors d’état de comprendre la forme des phrases chinoises. Ceux là seuls peuvent juger de la convenance mutuelle du fond et de la forme, dans une œuvre de littérature, ceux-là seuls peuvent en apprécier la «valeur artistique», qui sont accoutumés non seulement à comprendre la langue où elle a été écrite, mais encore à penser, à sentir dans cette langue. Et je veux bien admettre que l’idéal de l’art soit d’être universel comme nous l’affirme le comte Tolstoï: mais pour la littérature, en particulier, aussi longtemps que le volapük n’aura pas remplacé les langues des diverses nations, l’idéal d’une littérature universelle ne sera jamais qu’une généreuse chimère.

Ayons donc pleine confiance dans le jugement du comte Tolstoï sur les poèmes de Pouchkine, son compatriote! Croyons-le, encore, quand il nous parle d’écrivains allemands, anglais, et scandinaves: il a les mêmes droits que nous à se tromper sur eux. Mais ne nous trompons pas avec lui sur des œuvres françaises dont le vrai sens, forcément, lui échappe, comme il échappera toujours à quiconque n’a pas, dès l’enfance, l’habitude de penser et de sentir en français! Je ne connais rien de plus ridicule que l’admiration des jeunes esthètes anglais ou allemands pour tel poète français. Verlaine, par exemple, ou Villiers de l’Isle-Adam. Ces poètes ne peuvent être compris qu’en France, et ceux qui les admirent à l’étranger les admirent sans pouvoir les comprendre. Mais il ne résulte pas de là, comme le croit le comte Tolstoï, qu’ils soient absolument incompréhensibles. Ils ne le sont que pour lui, comme pour nous Lermontof et Pouchkine. Ce sont des artistes: la valeur artistique de leurs œuvres résulte de l’harmonie de la forme et du fond: et si lettré que soit un lecteur russe, si parfaite que soit sa connaissance de la langue française, la forme de cette langue lui échappe toujours.

Aussi ai-je pris la liberté de supprimer, dans la traduction de ce livre, un passage où sont cités comme étant «absolument incompréhensibles» deux poèmes en prose français, le Galant Tireur de Baudelaire, et le Phénomène Futur, de M. Mallarmé. Voici d’ailleurs ces deux poèmes en prose: on verra s’ils méritent le reproche que leur fait le comte Tolstoï.

LE GALANT TIREUR

Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrêter dans le voisinage d’un tir, disant qu’il lui serait agréable de tirer quelques balles, pour tuer le Temps.

Tuer ce monstre-là, n’est-ce pas l’occupation la plus ordinaire et la plus légitime de chacun? — Et il offrit galamment la main à sa chère, délicieuse, et exécrable femme, à cette mystérieuse femme à qui il doit tant de plaisir, tant de douleur, et peut-être aussi une grande partie de son génie.

Plusieurs balles frappèrent loin du but proposé; l’une d’elles s’enfonça même dans le plafond, et comme la charmante créature riait follement, se moquant de la maladresse de son époux, celui-ci se tourna brusquement vers elle, et lui dit: «Observez cette poupée, là bas, à droite, qui porte le nez en l’air et qui a la mine si hautaine. Eh! Bien, cher ange, je me figure que c’est vous!» Et il ferma les yeux et il lâcha la détente. La poupée fut nettement décapitée.

Alors, s’inclinant vers sa chère, sa délicieuse, son exécrable femme, son inévitable et impitoyable Muse, et lui baisant respectueusement la main, il ajouta:

«Ah! Mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse!»

LE PHÉNOMÈNE FUTUR.

Un ciel pâle, sur le monde qui finit de décrépitude, va peut-être partir avec les nuages: les lambeaux de la pourpre usée des couchants déteignent dans une rivière, dormant à l’horizon submergé de rayons et d’eau. Les arbres s’ennuient et, sous leur feuillage blanchi (de la poussière du temps plutôt que celle des chemins), monte la maison en toile du Montreur de Choses Passées. Maint réverbère attend le crépuscule et ravive les visages d’une malheureuse foule, vaincue par la maladie immortelle et le péché des siècles, d’hommes près de leurs chétives complices, enceintes des fruits misérables avec lesquels périra la terre. Dans le silence inquiet de tous les yeux suppliant là-bas le soleil qui, sous l’eau, s’enfonce avec le désespoir d’un cri, voici le simple boniment: «Nulle enseigne ne vous régale du spectacle intérieur, car il n’est pas maintenant un peintre capable d’en donner une ombre triste. J’apporte, vivante (et préservée à travers les ans par la science souveraine), une Femme d’autrefois. Quelque folie, originelle et naïve, une extase d’or, — je ne sais quoi! — par elle nommée sa chevelure se ploie avec la grâce des étoffes autour d’un visage qu’éclaire la nudité sanglante de ses lèvres. À la place du vêtement vain, elle a un corps; et les yeux, — semblables aux pierres rares! — ne voilent pas ce regard qui sort de sa chair heureuse: des seins levés comme s’ils étaient pleins d’un lait éternel, la pointe vers le ciel, les jambes lisses qui gardent le sel de la mer première.» Se rappelant leurs pauvres épouses, chauves, morbides et pleines d’horreur, les maris se pressent: elles aussi, par curiosité, mélancoliques, veulent voir.

Quand tous auront contemplé la noble créature, vestige de quelque époque déjà maudite, les uns indifférents, car ils n’auront pas eu la force de comprendre; mais d’autres, navrés et la paupière humide de larmes résignées, se regarderont; tandis que les poètes de ces temps, sentant se rallumer leurs yeux éteints, s’achemineront vers leur lampe, le cerveau ivre un instant d’une gloire confuse, hantés du Rythme, et dans l’oubli d’exister à une époque qui survit à la beauté.

Que les sentiments exprimés par ces deux poèmes soient mauvais, au sens où l’estime le comte Tolstoï, qu’ils ne soient ni chrétiens, ni universels, nous pouvons l’admettre, encore que les sentiments qu’exprime le Phénomène Futur ne soient pas sensiblement éloignés d’être tolstoïens, en dépit de l’apparence contraire, et que jamais un poète n’ait flétri en plus nobles images l’action dégradante, abrutissante, anti-artistique de notre soi-disant civilisation. Mais certes ce ne sont point là des œuvres «absolument incompréhensibles». Et si le comte Tolstoï avait été français, au lieu d’être russe, ce n’est point ces deux œuvres qu’il aurait choisies comme exemples, pour nous prouver la justesse de ses observations sur le désarroi, la bassesse, et la fausseté de l’art contemporain. De meilleurs exemples, hélas! Ne lui auraient pas manqué.

Sa critique de l’art de Richard Wagner repose, elle aussi, sur une erreur de fait, également excusable, mais qui vaut également d’être rectifiée. Ce n’est que dans l’imagination des commentateurs wagnériens que Wagner a voulu «subordonner la musique à la poésie», ou même «faire marcher de pair la poésie et la musique». Les observations que lui adresse, à ce sujet, le comte Tolstoï, lui-même n’a jamais cessé de les adresser à ceux qui, sous prétexte de donner à la musique une portée dramatique, l’abaissaient au rôle dégradant d’un trémolo de mélodrame. Ce qu’il rêvait de substituer à l’opéra, ce n’était pas la tragédie accompagnée de musique, mais un drame musical, un drame où tous les autres arts auraient précisément été «subordonnés» à la musique, pour permettre à celle-ci d’exprimer ce qu’elle seule est capable d’exprimer, les sentiments les plus profonds, les plus généraux, les plus humains de l’âme humaine. Loin d’estimer que la poésie, dans les opéras, tenait trop peu de place, il estimait, au contraire, qu’elle en tenait trop; ce n’est pas à la poésie, mais à la musique, qu’il projetait de donner plus de développement; et le drame musical tel qu’il le concevait ne procédait pas des œuvres de Gluck, de Méhul et de Spontini, mais bien de Don Juan et des Noces de Figaro.

Son seul tort est de n’avoir pas su présenter sa doctrine sous une forme claire et précise, qui eût coupé court aux malentendus: tort déplorable, puisqu’il nous a valu toute la musique qu’on nous a infligée depuis vingt-cinq ans. Mais qu’on lise l’admirable résumé que vient de nous offrir de cette doctrine M. Chamberlain; et l’on sera étonné de voir combien elle est simple et forte, et combien elle a d’analogie avec la nouvelle doctrine du comte Tolstoï. Pour Wagner aussi, il n’y a d’art véritable que l’art universel; pour lui aussi notre art d’à présent est un art dégénéré; et lui aussi assigne pour unique objet au bon art d’éveiller et d’entretenir, dans le cœur des hommes, les plus hauts sentiments de la conscience religieuse. Si le comte Tolstoï, au lien d’entendre massacrer à Moscou deux actes de Siegfried, avait pu entendre jouer Parsifal au théâtre de Bayreuth, peut-être se serait-il trouvé forcé de citer Wagner dans sa liste des quelques hommes qui ont tenté un art «chrétien supérieur».

Et qu’après cela Wagner ait échoué dans sa tentative, que ses œuvres ne soient encore que de géniales «contrefaçons de l’art», libre au comte Tolstoï de le penser, et de nous le dire. Wagner lui-même, j’imagine, n’a pas toujours été éloigné de le croire; et c’est encore un trait de ressemblance entre ces deux grands hommes, puisqu’on va voir avec quelle admirable et touchante modestie l’auteur de Qu’est-ce que l’art? Proclame mauvaises, et indignes du nom d’art, les œuvres immortelles qu’il nous a données.

T. W.

25 avril 1898.

CHAPITRE III. DISTINCTION DE L’ART ET DE LA BEAUTÉ

Table des matières

Que résulte-t-il de toutes ces définitions de la beauté? Abstraction faite de celles, trop évidemment inexactes, qui ne répondent pas à la conception de l’art, et qui placent la beauté ou dans l’appropriation à une fin, ou dans la symétrie, ou dans l’ordre, ou dans l’harmonie des parties, ou dans l’unité sous la variété, ou dans des combinaisons diverses de ces éléments, — abstraction faite de ces essais infructueux d’une définition objective, toutes les définitions de la beauté proposées par les esthéticiens aboutissent à deux principes opposés. Le premier, c’est que la beauté est une chose qui existe par elle-même, une manifestation de l’Absolu, du Parfait, de l’Idée, de l’Esprit, de la Volonté, de Dieu. Le second, c’est que la beauté est seulement un plaisir particulier que nous éprouvons dans certaines occasions, et où le sentiment de l’avantage n’entre pour rien.

Le premier de ces principes a été admis par Fichte, Schelling, Hegel, Schopenhauer, et les métaphysiciens français. Il est, aujourd’hui encore, très répandu dans nos classes cultivées, surtout chez les représentants des vieilles générations.

Le second principe, celui qui fait de la beauté une impression de plaisir personnelle, celui-là est en faveur surtout parmi les esthéticiens anglais: c’est à lui que se rallient de plus en plus les jeunes générations, dans notre société.

Et ainsi il n’y a (ce qui était d’ailleurs fatal) que deux définitions possibles de la beauté: l’une objective, mystique, noyant la notion de la beauté dans celle du parfait ou de Dieu, — définition éminemment fantaisiste et sans fondement réel; l’autre, au contraire, très simple et très intelligible, mais toute subjective, et qui considère la beauté comme étant tout ce qui plaît. D’une part, la beauté apparaît comme quelque chose de sublime et de surnaturel, mais, en même temps, hélas! D’indéfini; d’autre part elle apparaît comme une sorte de plaisir désintéressé éprouvé par nous. Et cette seconde conception de la beauté est en effet très claire, mais, malheureusement, elle est aussi inexacte, car, à son tour, elle s’étend trop loin dans le sens opposé, en impliquant la beauté des plaisirs tirés de la nourriture, de la boisson, de l’habillement, etc.

Il est vrai que, si nous suivons les phases successives du développement de l’esthétique, nous constatons que les doctrines métaphysiques et idéalistes perdent de plus en plus de terrain au profit des doctrines expérimentales et positives, si bien que nous voyons même des esthéticiens, comme Véron et Sully, s’efforcer d’éliminer tout à fait la notion de la beauté. Mais les esthéticiens de cette école n’ont encore que fort peu de succès; et la grande majorité du public, ainsi que des artistes et des savants, s’en tient à l’une des deux définitions classiques de l’art, qui toutes deux fondent l’art sur la beauté, voyant dans celle-ci ou bien une entité mystique et métaphysique, ou bien une forme spéciale du plaisir.

Essayons donc d’examiner à notre tour cette fameuse conception de la beauté artistique.

Au point de vue subjectif, ce que nous appelons beauté, c’est incontestablement tout ce qui nous fournit un plaisir d’une espèce particulière. Au point de vue objectif, nous donnons le nom de beauté à une certaine perfection; mais là, encore, il est clair que nous faisons cela parce que le contact de cette perfection nous fournit une certaine espèce de plaisir; de sorte que notre définition objective n’est qu’une forme nouvelle de la définition subjective. En réalité, toute notion de beauté se réduit pour nous à la réception d’une certaine espèce de plaisir.

Cela étant, il serait naturel que l’esthétique renonçât à la définition de l’art fondé sur la beauté, c’est-à-dire sur le plaisir personnel, et se mît en quête d’une définition plus générale, pouvant s’appliquer à toutes les productions artistiques, et permettant de discerner ce qui relève ou non du domaine des arts. Mais aucune définition de ce genre ne nous a été fournie, comme le lecteur peut s’en convaincre par notre résumé des diverses théories esthétiques. Toutes les tentatives faites pour définir la beauté absolue ou bien ne définissent rien, ou ne définissent que quelques traits de quelques productions artistiques, bien loin de s’étendre à tout ce que tout le monde a toujours considéré, et considère encore, comme étant du domaine de l’art.

Il n’y a pas une seule définition objective de la beauté. Les définitions existantes, aussi bien métaphysiques qu’expérimentales, aboutissent toutes à cette même définition subjective qui veut que l’art soit ce qui manifeste de la beauté, et que la beauté soit ce qui plaît sans exciter le désir. Bien des esthéticiens ont senti l’insuffisance et l’instabilité d’une telle définition; et, pour lui donner une base solide, ont étudié les origines du plaisir artistique. Ils ont, par là, transformé la question de la beauté en une question du goût. Mais le goût, en fin de compte, s’est trouvé aussi difficile à définir que la beauté. Car il n’y a et ne saurait y avoir d’explication complète et sérieuse de ce qui fait qu’une chose plaît à un homme et déplaît à un autre, ou vice versa. Et, de la sorte, toute l’esthétique, depuis sa fondation jusqu’à nos jours, échoue à faire ce que nous pouvions compter qu’elle ferait, en sa qualité de soi-disant science; elle ne définit, en effet, ni les qualités et les lois de l’art, ni le beau, ni la nature du goût. Toute cette fameuse science de l’esthétique consiste au fond, à ne reconnaître comme étant artistiques qu’un certain nombre d’œuvres, simplement parce qu’elles nous plaisent, et puis ensuite à combiner une théorie de l’art qui puisse s’adapter à toutes ces œuvres. On reconnaît d’abord un canon artistique, suivant lequel on tient pour des œuvres d’art certaines productions qui ont le bonheur de plaire à certaines classes sociales, les œuvres de Phidias, de Raphaël, de Titien, de Bach, de Beethoven, d’Homère, de Sophocle, de Dante, de Shakespeare, de Gœthe, etc.; et, après cela, les lois de l’esthétique doivent être arrangées de telle sorte qu’elles embrassent la totalité de ces œuvres. Un esthéticien allemand que je lisais l’autre jour, Folgeldt, discutant les problèmes de l’art et de la morale, affirmait nettement que c’était pure folie de vouloir chercher de la morale dans l’art. Et savez-vous l’unique preuve sur laquelle il fondait son argumentation? Il disait que, si l’art devait être moral, ni Roméo et Juliette de Shakespeare, ni Wilhelm Meister de Gœthe ne seraient des œuvres d’art; or ces livres ne pouvant manquer d’être des œuvres d’art, toute la théorie de la moralité dans l’art se trouvait ainsi réduite à néant. Sur quoi Folgeldt se mettait en quête d’une définition de l’art donnant accès à ces deux œuvres: ce qui le conduisait à proposer, comme le fondement de l’art, la «signification».

Or c’est sur ce plan que sont construites toutes les esthétiques qui existent. Au lieu de donner d’abord une définition de l’art véritable, et de décider ensuite ce qui est, ou n’est pas, de bon art, on pose a priori, comme étant des œuvres d’art, un certain nombre d’œuvres qui, pour de certaines raisons, plaisent à une certaine portion du public; et c’est ensuite qu’on invente une définition de l’art pouvant s’étendre à toutes ces œuvres. Ainsi l’esthéticien allemand Muther, dans son Histoire de l’art au dix-neuvième siècle, non seulement ne blâme pas les tendances des préraphaélites, des décadents, et des symbolistes, mais travaille le plus consciencieusement du monde à élargir sa définition de l’art de façon à pouvoir y comprendre ces tendances nouvelles. Quelle que soit l’insanité nouvelle qui paraisse en art, à peine les classes supérieures de notre société l’ont-elles admise, qu’aussitôt on invente une théorie pour les expliquer et les sanctionner, comme s’il n’y avait jamais eu des périodes, dans l’histoire, où certains groupes sociaux tenaient pour de l’art véritable un art faux, déformé, vide de sens, qui plus tard ne laissait pas même de traces et était à jamais oublié! La théorie de l’art fondé sur la beauté, telle que nous l’expose l’esthétique, n’est donc, en somme, que l’admission, au rang des choses «bonnes», d’une chose qui nous a plu ou nous plaît encore.

Pour définir une forme particulière de l’activité humaine, il est nécessaire d’en comprendre d’abord le sens et la portée. Et pour arriver à cette compréhension, il est d’abord nécessaire d’examiner cette activité en elle-même, puis dans ses rapports avec ses causes et ses effets, et non pas seulement au point de vue du plaisir personnel que nous pouvons en retirer. Si nous disons que le but d’une certaine forme d’activité est simplement notre plaisir, et que nous définissions cette activité par le plaisir qu’elle nous procure, la définition sera forcément inexacte. Mais c’est là, tout juste, ce qui est arrivé toutes les fois qu’on a voulu définir l’art. Dans la question de l’alimentation, par exemple, personne n’aura l’idée d’affirmer que l’importance d’une nourriture se mesure à la somme de plaisir que nous en tirons. Chacun admet et comprend que la satisfaction de notre goût ne saurait servir de base à notre définition de la valeur de cette nourriture, et que par suite nous n’avons absolument pas le droit de présumer que le poivre de Cayenne, le fromage de Limberg, l’alcool, etc., auxquels nous sommes accoutumés, et qui nous plaisent, forment la meilleure des alimentations. Or le cas est tout à fait le même pour la question de l’art. La beauté, ou ce qui nous plaît, ne saurait en aucune façon nous servir de base pour une définition de l’art, ni la série des objets qui nous causent du plaisir être considérée comme le modèle de ce que l’art doit être. Chercher l’objet et la fin de l’art dans le plaisir que nous en retirons, c’est imaginer, comme font les sauvages, que l’objet et la fin de l’alimentation sont dans le plaisir qu’on en tire.

Le plaisir n’est, dans les deux cas, qu’un élément accessoire. Et de même qu’on n’arrive pas à connaître le véritable but de l’alimentation, qui est l’entretien du corps, si l’on ne cesse pas d’abord de chercher ce but dans le plaisir de manger, de même on ne comprend la vraie signification de l’art que si l’on cesse de chercher le but de l’art dans la beauté, c’est-à-dire dans le plaisir. Et de même que des discussions sur la question de savoir pourquoi tel homme aime les fruits et tel autre préfère la viande, de même que ces discussions ne nous aident en rien à découvrir ce qui est utile et essentiel dans la nourriture, de même l’étude des questions de goût en art non seulement n’aide pas à nous faire comprendre la forme particulière de l’activité humaine que nous appelons art, mais nous rend au contraire cette compréhension tout à fait impossible.

À cette question: «Qu’est-ce que l’art?» nous avons apporté des réponses sans nombre, tirées des divers ouvrages d’esthétique. Et toutes ces réponses, ou presque toutes, se contredisant d’ailleurs sur tous les autres points, sont d’accord pour proclamer que le but de l’art est la beauté, que la beauté se reconnaît au plaisir qu’elle donne, et que ce plaisir, à son tour, est une chose importante, simplement parce qu’il est un plaisir. De telle sorte que ces innombrables définitions de l’art se trouvent n’être nullement des définitions, mais de simples tentatives pour justifier l’art existant. Si étrange que la chose puisse sembler, en dépit des montagnes de livres écrites sur l’art, aucune définition véritable de l’art n’a été essayée; et la raison en est dans ce qu’on a toujours fondé la conception de l’art sur celle de la beauté.

INTRODUCTION

Table des matières

Ouvrez un journal quelconque: vous ne manquerez pas d’y trouver une ou deux colonnes consacrées au théâtre et la musique. Vous y trouverez aussi, au moins deux fois sur trois, le compte-rendu de quelque exposition artistique, la description d’un tableau, d’une statue, et aussi l’analyse de romans, de contes, de poèmes nouveaux.

Avec un empressement et une richesse de détails extraordinaires, ce journal vous dira comment telle ou telle actrice a joué tel ou tel rôle dans telle ou telle pièce; et vous apprendrez du même coup la valeur de cette pièce, drame, comédie ou opéra, ainsi que la valeur de sa représentation. Des concerts, non plus, on ne nous laissera rien ignorer: vous saurez quel morceau ont joué ou chanté tel et tel artiste, de quelle façon ils l’ont joué ou chanté. D’autre part, il n’y a plus aujourd’hui une grande ville où vous ne soyez assurés de trouver au moins une, et souvent deux ou trois expositions de tableaux, dont les mérites et les défauts fournissent aux critiques d’art la matière de minutieuses études. Quant aux romans et poèmes, pas un jour ne se passe sans qu’il en paraisse de nouveaux; et les journaux se considèrent comme tenus d’en offrir à leurs lecteurs une analyse détaillée.

Pour l’entretien de l’art en Russie (où c’est à peine si, pour l’éducation du peuple, on dépense la centième partie de ce qu’on devrait dépenser), le gouvernement accorde des millions de roubles, sous la forme de subventions aux académies, théâtres et conservatoires. En France, l’art coûte à l’État vingt millions de francs; il coûte au moins autant en Allemagne et en Angleterre.

Dans toutes les grandes villes, d’énormes édifices sont construits pour servir de musées, d’académies, de conservatoires, de salles de théâtre et de concert. Des centaines de milliers d’ouvriers, — charpentiers, maçons, peintres, menuisiers, tapissiers, tailleurs, coiffeurs, bijoutiers, imprimeurs, — s’épuisent, leur vie durant, en de durs travaux pour satisfaire le besoin d’art du public, au point qu’il n’y a pas une autre branche de l’activité humaine, sauf la guerre, qui consomme une aussi grande quantité de force nationale.

Encore n’est-ce pas seulement du travail qui se consomme, pour satisfaire ce besoin d’art: d’innombrables vies humaines se trouvent, tous les jours, sacrifiées pour lui. Des centaines de milliers de personnes emploient leur vie, dès l’enfance, à apprendre la manière d’agiter rapidement leurs jambes, ou de frapper rapidement les touches d’un piano ou les cordes d’un violon, ou de reproduire l’aspect et la couleur des objets, ou de renverser l’ordre naturel des phrases et d’accoupler à chaque mot un mot qui rime avec lui. Et toutes ces personnes, souvent honnêtes et bien douées, et capables par nature de toute sorte d’occupations utiles, s’absorbent dans cette occupation spéciale et abrutissante; ils deviennent ce qu’on appelle des spécialistes, des êtres à l’esprit étroit et pleins de vanité, fermés à toutes les manifestations sérieuses de la vie, n’ayant absolument d’aptitude que pour agiter, très vite, leurs jambes, leurs doigts, ou leur langue.